XII
DAME, CAVALIER, FOU
« Je ne joue pas avec des pions blancs ou noirs, privés de vie. Je joue avec des êtres humains, de chair et de sang. »
E. Lasker
Le juge n’autorisa la levée du corps qu’à sept heures. Il faisait déjà nuit. L’après-midi avait été un va-et-vient incessant d’agents de police, d’inspecteurs, de magistrats, de photographes qui illuminaient de leurs éclairs le couloir et la chambre à coucher. Ils sortirent enfin Menchu sur une civière, enveloppée dans une housse de plastique blanc à fermeture éclair, et il ne resta plus d’elle qu’une silhouette tracée à la craie sur le sol par la main indifférente d’un inspecteur ; celui-là même qui était au volant de la Ford bleue quand Julia avait sorti son pistolet au Rastro.
L’inspecteur principal Feijoo fut le dernier à s’en aller, après encore une heure passée chez Julia pour mettre au net les déclarations de la jeune femme, de Muñoz et de César, arrivé à peine lui avait-on téléphoné pour lui apprendre la nouvelle. Le policier qui de toute sa vie n’avait posé la main sur un échiquier était manifestement déconcerté. Il regardait Muñoz comme un oiseau rare, acquiesçant avec une gravité suspicieuse aux explications techniques qu’il donnait, se retournant de temps en temps vers César et Julia, comme s’il n’était pas convaincu qu’ils ne fussent pas à eux trois en train de lui monter un canular monumental. Il prenait des notes de temps en temps, touchait son nœud de cravate et, à intervalles réguliers, sortait de sa poche pour y jeter un coup d’œil obtus la carte de bristol trouvée à côté du corps de Menchu, dont le message tapé à la machine, après une tentative d’interprétation dont se chargea Muñoz, avait donné à Feijoo un terrible mal de tête. Ce qui l’intéressait vraiment, à part le côté étrange de toute cette affaire, c’était la dispute que la victime et son amant avaient eu la veille dans l’après-midi. Parce que – les agents dépêchés pour le retrouver le firent savoir vers le milieu de l’après-midi – Máximo Olmedilla Sánchez, dit Max, célibataire, vingt-huit ans, mannequin de profession, demeurait introuvable. Pour plus de détails, deux témoins, un chauffeur de taxi et le concierge de l’immeuble voisin, avaient vu un homme jeune répondant à son signalement sortir de l’immeuble de Julia entre midi et midi et quart. Selon les premières constatations du médecin légiste, Menchu Roch avait été étranglée, de face et après avoir reçu un premier coup mortel sur la partie antérieure du cou, entre onze heures et midi. Le détail de la bouteille enfoncée dans le sexe – une bouteille de gin Beefeeter pratiquement pleine – dont Feijoo fit mention à plusieurs reprises avec une crudité excessive, curieuse diversion après cette tortueuse histoire d’échecs que ses trois interlocuteurs venaient de lui infliger, l’inspecteur l’interprétait comme un indice de poids, en ce sens que l’on pouvait certainement chercher du côté du crime passionnel, selon lui. En fin de compte, la victime – et il avait froncé les sourcils en prenant une figure de circonstance, donnant à entendre qu’elle était morte par où elle avait péché – n’était pas, comme Julia et don César venaient de le lui expliquer, une personne d’une moralité sexuelle irréprochable. Quant au rapport entre cette affaire et la mort du professeur Ortega, le lien paraissait d’ores et déjà évident, compte tenu de la disparition du tableau. Il donna encore quelques explications, écouta attentivement les réponses de Julia, de Muñoz et de César aux nouvelles questions qu’il leur posa et prit congé après les avoir tous convoqués le lendemain matin au commissariat.
— Quant à vous, mademoiselle, ne vous inquiétez pas – il s’était arrêté sur le seuil de la porte et la regardait avec l’air éminemment sérieux du fonctionnaire parfaitement maître de la situation. Nous savons maintenant qui chercher. Bonsoir.
Lorsqu’elle eut refermé la porte, Julia s’adossa contre le panneau blindé et regarda ses deux amis. Elle avait de grands cernes sous ses yeux maintenant plus tranquilles. Elle avait beaucoup pleuré, de chagrin, de colère et d’impuissance. D’abord en silence, devant Muñoz, juste après la découverte du corps de Menchu. Puis, lorsque César était arrivé, le visage décomposé, atterré par l’horrible nouvelle, elle s’était jetée dans ses bras comme du temps où elle était petite et ses pleurs s’étaient brisés en sanglots irrépressibles, tandis qu’elle se cramponnait à l’antiquaire qui lui murmurait d’inutiles paroles de consolation. Ce n’était pas seulement la mort de son amie qui l’avait mise dans cet état. C’était, comme elle le dit d’une voix étouffée tandis que des torrents de larmes lui brûlaient le visage, l’insupportable tension de tous ces derniers jours ; la certitude humiliante que l’assassin continuait à jouer avec leurs vies avec une impunité totale, sûr de les tenir à sa merci.
L’interrogatoire de la police avait eu au moins un effet positif : celui de lui rendre le sens des réalités. L’entêtement stupide avec lequel Feijoo refusait d’accepter l’évidence, la fausse condescendance avec laquelle il acquiesçait, sans rien comprendre ni même essayer de le faire, aux explications détaillées qu’ils lui avaient données tous les trois au sujet de ce qui s’était passé, avaient fait comprendre à la jeune femme qu’il n’y avait pas beaucoup à attendre de ce côté-là. Le coup de téléphone de l’inspecteur envoyé chez Max et la déposition des deux témoins avaient fini par confirmer Feijoo dans son idée parfaitement typique d’un policier : le mobile le plus simple était généralement le plus probable. Cette histoire d’échecs était intéressante, d’accord. Quelque chose qui compléterait sans aucun doute les détails du drame. Mais quant au fond de l’affaire, ce n’était qu’une anecdote… Le détail de la bouteille était concluant. Pathologie criminelle à l’état pur. Parce que, en dépit de ce qu’on raconte dans les romans policiers, mademoiselle, les apparences ne trompent jamais.
— Il n’y a plus de doute, dit Julia. – Les pas de l’inspecteur résonnaient encore dans la cage d’escalier. Álvaro a été assassiné, comme Menchu. Quelqu’un se cache derrière ce tableau depuis longtemps.
Muñoz, debout devant la table, les mains dans les poches de sa veste, regardait le bout de papier sur lequel, sitôt Feijoo disparu, il avait noté le message de la carte trouvée à côté du cadavre. Quant à César, il était assis sur le sofa où Menchu avait passé la nuit, regardant d’un air encore sidéré le chevalet vide. Il secoua la tête quand Julia eut fini de parler.
— Ce n’est pas Max, dit-il après un court instant de réflexion. Il est absolument impossible que cet imbécile ait organisé tout cela…
— Mais il est venu ici. Au moins dans l’escalier.
Devant l’évidence, l’antiquaire haussa les épaules, mais sans conviction.
— Alors, il y a quelqu’un d’autre… Si Max était la main-d’œuvre, pour ainsi dire, une autre personne tirait les fils – il leva lentement la main et pointa son index vers son front. – Quelqu’un qui pense.
— Le joueur mystérieux. Et il a gagné la partie.
— Pas encore, dit Muñoz.
Ils le regardèrent, surpris.
— Il a le tableau, précisa Julia. Si ce n’est pas gagner…
Le joueur d’échecs qui jusque-là avait les yeux fixés sur le croquis posé sur la table leva le regard. On y lisait une sorte de fascination absorbée. Ses pupilles dilatées paraissaient voir, au-delà des quatre murs de l’atelier, des combinaisons complexes mathématiquement ordonnées dans l’espace.
— Avec ou sans tableau, la partie continue, dit-il. Et il leur montra le papier :
D x T
De7 ?---Db3 +
Rd4 ? ---pb7 x pc6
— Cette fois, reprit-il, l’assassin ne nous indique pas un seul coup, mais trois – il s’avança vers sa gabardine, pliée sur le dos d’une chaise, et sortit d’une poche son échiquier pliant. Le premier saute aux yeux : D x T, la dame noire prend la tour blanche… Menchu Roch a été assassinée sous l’identité de cette tour, de la même façon que le cavalier blanc symbolisait plus tôt votre ami Álvaro et qu’il correspondait à Roger d’Arras dans le tableau – tout en parlant, Muñoz disposait les pièces. Donc, la dame noire n’a pris pour le moment que deux pièces. En pratique – il jeta un coup d’œil à César et à Julia qui s’étaient approchés de l’échiquier –, la prise de ces deux pièces se traduit par autant d’assassinats… Notre adversaire s’identifie à la dame noire ; lorsque c’est une autre pièce noire qui prend, ce qui s’est produit il y a deux tours lorsque nous avons perdu la première tour blanche, il ne se passe rien de particulier. Du moins, que nous sachions.
Julia montra le papier.
— Pourquoi avez-vous mis des points d’interrogation pour les deux coups suivants des blancs ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai fait Ils étaient là, sur la carte ; l’assassin a prévu nos deux mouvements suivants. Je suppose que ces points d’interrogation nous invitent à jouer ces coups… « Si vous faites ceci, je vais faire cela », nous dit-il en quelque sorte. Donc – il déplaça quelques pièces –, la partie en est là :
— Comme vous pouvez le voir, il y a eu des changements importants. Après avoir pris la tour en b2, les noirs ont prévu que nous jouerions le meilleur coup possible. Déplacer notre dame blanche de la case e1 à la case e7. Cela nous donne un avantage : une ligne d’attaque en diagonale qui menace le roi noir, déjà passablement limité dans ses mouvements par la présence du cavalier, du fou et du pion blancs qui se trouvent dans les parages… En prenant pour hypothèse que nous jouerions comme nous venons de le faire, la dame noire monte de b2 en b3 pour appuyer son roi et menacer de mise en échec le roi blanc, qui n’a plus d’autre choix, comme effectivement nous l’avons fait, que de se replier sur la case voisine de droite en fuyant de c4 à d4, pour se mettre hors de portée de la dame…
— C’est sa troisième mise en échec, déclara César.
— Oui. Et on peut l’interpréter de bien des façons… Par exemple, le proverbe dit : Jamais deux sans trois. À quoi on peut ajouter à la troisième, je touche, c’est-à-dire que l’assassin vole le tableau. Je crois que je commence à le connaître un peu et même que je devine son sens particulier de l’humour.
— Et maintenant ? demanda Julia.
— Maintenant, les noirs prennent notre pion blanc c6 avec le pion noir de la case b7. Le pion est protégé par le cavalier noir de b8… C’est à nous de jouer, mais l’adversaire ne nous propose rien sur le papier… Comme s’il nous disait que nous sommes responsables de ce que nous faisons, pas lui.
— Et qu’allons-nous faire ? demanda César.
— Nous n’avons qu’une seule bonne option : continuer à jouer la dame blanche – et en prononçant ces mots, Muñoz regarda Julia. Mais en la faisant jouer, nous risquons aussi de la perdre.
Julia haussa les épaules. Tout ce qu’elle désirait, c’était que la partie finisse, quels que puissent être les risques.
— Allons-y avec la dame, dit-elle.
César, les mains derrière le dos, était penché sur l’échiquier, comme s’il étudiait de près la qualité discutable d’une porcelaine ancienne.
— Ce cavalier blanc qui se trouve en b1 me semble être en mauvaise posture lui aussi, dit-il à voix basse en s’adressant à Muñoz. Vous ne croyez pas ?
— Si. Je doute que les noirs le laissent longtemps ici. Sa présence menace leurs arrières, ce qui ferait de lui le principal soutien de la reine blanche pour une attaque… Même chose pour le fou blanc de d3. Ces deux pièces, avec la reine, sont décisives.
Les deux hommes se regardèrent en silence et Julia vit s’établir entre eux un courant de sympathie qu’elle n’avait pas encore perçu jusqu’à présent. Comme la solidarité résignée des Spartiates aux Thermopyles, alors que grondent dans le lointain les chars perses.
— Je donnerais n’importe quoi pour savoir quelles pièces nous sommes, vous et moi…, murmura César en haussant un sourcil. Ses lèvres esquissaient un pâle sourire. En vérité, je n’aimerais pas me reconnaître dans ce cavalier.
Muñoz leva un doigt.
— Cavalier, mais aussi : chevalier. La connotation est plus honorable.
— Je ne parlais pas de la connotation – César étudiait la pièce d’un air préoccupé. Ce cavalier, ou ce chevalier si vous préférez, pourrait bien faire la culbute.
— Je suis de cet avis.
— Vous ou moi ?
— Je n’en sais rien.
— Je vous avoue que je préférerais m’incarner dans le fou.
Muñoz hocha la tête, pensif, sans quitter l’échiquier des yeux.
— Moi aussi. Il est moins exposé que le cavalier.
— C’est bien de cela que je parlais, mon cher.
— Alors, je vous souhaite bonne chance.
— Même chose pour vous. Et que le dernier éteigne la lumière.
Un long silence suivit ce dialogue. Julia le rompit en s’adressant à Muñoz.
— Puisque c’est à nous de jouer maintenant, qu’est-ce que nous allons faire ?… Vous avez parlé de la dame blanche…
Le joueur laissa glisser ses yeux sur l’échiquier, sans lui prêter trop d’attention. Son cerveau de joueur d’échecs avait déjà analysé toutes les combinaisons possibles.
— Au début, je pensais prendre le pion noir de c6 avec notre pion d5, mais nous accorderions trop de répit à notre adversaire… Nous allons donc plutôt déplacer notre reine de e7 en e4. Il suffira ensuite de retirer le roi au prochain coup pour mettre en échec le roi noir. Notre première mise en échec.
Cette fois, ce fut César qui déplaça la reine blanche pour la poser à côté du roi. Julia vit que ses doigts tremblaient légèrement, malgré le calme qu’il essayait d’afficher.
— C’est bien ça, confirma Muñoz. Et tous les trois regardèrent de nouveau l’échiquier :
— Et qu’est-ce qu’il va faire maintenant ? demanda Julia.
Muñoz croisa les bras, les yeux fixés sur l’échiquier.
Il réfléchit un moment mais, quand il répondit, elle devina que ce n’était pas sur le prochain coup qu’il s’interrogeait, mais sur l’opportunité de l’indiquer aux autres à haute voix.
— Il a plusieurs options, répondit-il évasivement. Certaines plus intéressantes que les autres… Et plus dangereuses aussi. À partir de maintenant, la partie bifurque comme les branches d’un arbre. Il y a au minimum quatre variantes. Certaines nous feraient nous embourber dans un jeu long et complexe, ce qui est peut-être son intention… D’autres permettraient de terminer la partie en quatre ou cinq coups.
— Et que pensez-vous ? demanda César.
— Pour le moment, je réserve mon opinion. C’est aux noirs de jouer.
Il ramassa les pièces et ferma son échiquier qu’il glissa dans la poche de sa gabardine. Julia le regardait avec curiosité.
— C’est étrange ce que vous avez dit tout à l’heure… Vous parliez du sens de l’humour de l’assassin et vous avez même dit que vous parveniez à le comprendre… Vraiment, vous voyez de l’humour là-dedans ?
Le joueur d’échecs ne répondit pas tout de suite.
— Vous pouvez parler d’humour, ou d’ironie si vous préférez…, expliqua-t-il enfin. Mais il est clair que notre ennemi aime les jeux de mots – il posa la main sur le papier qui se trouvait sur la table. Il y a peut-être ici quelque chose que vous n’avez pas vu… Avec les signes D x T, l’assassin établit un rapport entre la mort de votre amie et la prise de la tour par la dame noire. Le nom de famille de Menchu était bien Roch, n’est-ce-pas ? Eh bien, ce mot est le même que le mot anglais rook qui veut dire « tour » aux échecs, et il correspond également au français roc, ancien nom de la tour et, dans une autre orthographe, roque, mouvement qui fait intervenir simultanément le roi et la tour.
La police est venue ce matin, annonça Lola Belmonte en regardant Julia et Muñoz d’un air furibond, comme s’ils en étaient directement responsables. C’est extrêmement… – elle chercha vainement le mot juste, puis se tourna vers son mari pour l’appeler à son secours.
— Très désagréable, dit Alfonso qui se replongea dans sa contemplation effrontée de la poitrine de Julia.
Police ou pas, il était évident qu’il venait de se lever. Des cernes noirs sous ses paupières encore gonflées accentuaient son air habituel de noceur.
— Pire – Lola Belmonte avait enfin trouvé le mot qu’elle cherchait et elle se pencha sur sa chaise, osseuse et sèche. Une honte : connaissez-vous X, connaissez-vous Y… On aurait dit que nous étions des criminels.
Ce qui n’est pas le cas, ajouta le mari avec une gravité cynique.
— Ne dis pas de bêtises – Lola Belmonte lui lança un regard méchant… Nous parlons sérieusement.
Alfonso laissa fuser un petit rire entre ses dents.
— Nous perdons du temps. Le seul point qui compte, c’est que le tableau s’est envolé et notre argent avec lui.
— Mon argent, Alfonso, intervint Belmonte depuis son fauteuil roulant. Si tu n’y vois pas d’inconvénient.
— Ce n’était qu’une façon de parler, mon oncle.
— Alors, essaie de trouver une meilleure façon.
Julia vida le fond de sa tasse de café avec sa cuillère.
Il était froid et elle se demanda si la nièce avait fait exprès de le servir ainsi. Ils s’étaient présentés à l’improviste, vers midi, sous prétexte de mettre la famille au courant de ce qui s’était passé.
— Vous croyez qu’on va retrouver le tableau ? demanda le vieil homme.
Il les avait reçus en jersey et pantoufles, avec une amabilité qui compensait l’air revêche de la nièce. Et maintenant, il les regardait d’un air désolé, sa tasse entre les mains. La nouvelle du vol et de l’assassinat de Menchu l’avait profondément troublé.
— L’affaire est entre les mains de la police, dit Julia. Je suis sûre qu’on va finir par le retrouver.
— Je crois savoir qu’il existe un marché noir pour les œuvres d’art. Et qu’on pourrait le vendre à l’étranger.
— Oui. Mais la police a le signalement du tableau ; je leur ai donné moi-même plusieurs photos. Il ne serait pas facile de lui faire passer la frontière.
— Je ne comprends pas comment ils ont pu entrer chez vous… La police m’a dit que vous avez une serrure de sûreté et une alarme électronique.
— Menchu a peut-être ouvert la porte. Le principal suspect est Max, son ami. Des témoins l’ont vu sortir de l’immeuble.
— Nous connaissons cet ami, dit Lola Belmonte. Il est venu ici un jour avec elle. Un jeune homme plutôt grand, bien fait de sa personne. Trop bien fait, me suis-je dit… J’espère qu’on l’arrêtera bientôt et qu’on lui donnera ce qu’il mérite. Pour nous – elle regarda l’espace vide sur le mur –, c’est une perte irréparable.
— On touchera au moins l’assurance, dit le mari en souriant à Julia, avec la mine d’un renard maraudant près d’un poulailler. Grâce à la prudence de cette jolie jeune femme… – il parut se souvenir de quelque chose et son visage s’assombrit du degré voulu. – Mais naturellement, l’assurance ne redonnera pas la vie à votre amie.
Lola Belmonte lança un regard méprisant à Julia.
— Il ne manquerait plus que le tableau n’ait pas été assuré – elle avançait sa lèvre inférieure en parlant, dédaigneuse. Mais monsieur Montegrifo dit que par comparaison avec le prix que nous aurions obtenu, l’assurance n’est qu’une bouchée de pain.
— Vous avez déjà parlé à Paco Montegrifo ? demanda Julia, curieuse.
— Oui. Il a téléphoné très tôt. Il nous a pratiquement sortis du lit pour nous annoncer la nouvelle. C’est pour cette raison que nous étions déjà au courant quand la police est arrivée… Un homme très bien – la nièce regarda son mari sans chercher à dissimuler sa rancœur. J’ai toujours dit que cette affaire se présentait mal dès le début.
Alfonso fit le geste de se laver les mains.
— La proposition de la pauvre Menchu était intéressante. Ce n’est pas ma faute si les choses se sont compliquées par la suite. Et puis, oncle Manolo a toujours eu le dernier mot – il regarda l’invalide avec une expression exagérée de respect. N’est-ce pas ?
— Il y aurait beaucoup à dire là-dessus aussi, dit la nièce.
Belmonte la regarda par-dessus le bord de sa tasse qu’il portait à ses lèvres et Julia put discerner dans ses yeux cette lueur contenue qu’elle leur avait déjà vue.
— Le tableau est toujours à mon nom, Lolita, dit le vieil homme après s’être essuyé soigneusement les lèvres avec un mouchoir froissé qu’il sortit de sa poche. Bien ou mal, envolé ou pas, c’est une affaire qui me concerne – il resta silencieux un moment, comme s’il songeait à ce qu’il venait de dire, et lorsque ses yeux croisèrent à nouveau ceux de Julia, la jeune femme y lut une réelle sympathie. Quant à cette jeune dame – il lui fit un sourire d’encouragement, comme si c’était elle qui avait besoin d’être réconfortée –, je suis sûr qu’on ne peut rien lui reprocher… – il se tourna vers Muñoz qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Vous ne croyez pas ?
Le joueur d’échecs était enfoncé dans un fauteuil, les jambes allongées devant lui, les mains nouées sous son menton. Quand il entendit la question, il dodelina de la tête après avoir battu des paupières, comme si on l’avait interrompu au beau milieu d’une complexe méditation.
— Sans aucun doute, dit-il.
— Vous croyez encore que tous les mystères peuvent se déchiffrer selon les lois des mathématiques ?
— Oui, je le crois.
Ce bref dialogue rappela quelque chose à Julia.
— Nous n’entendons pas de Bach aujourd’hui, dit-elle.
— Avec ce qui est arrivé à votre amie et la disparition du tableau, ce n’est pas un jour pour la musique – Belmonte parut se perdre dans ses pensées, puis il sourit, énigmatique. De toute façon le silence est aussi important que les sons organisés… Vous ne croyez pas, monsieur Muñoz ?
Pour une fois, le joueur d’échecs était d’accord.
— Tout à fait, répondit-il à son interlocuteur avec un intérêt renouvelé. Comme les négatifs photographiques, je suppose. Le fond, ce qui apparemment n’est pas impressionné, contient également des informations… Même chose chez Bach ?
— Naturellement. Bach a ses espaces négatifs, des silences aussi éloquents que les notes, les temps et contretemps… Vous cultivez aussi l’étude des espaces blancs dans vos systèmes logiques ?
— Naturellement. C’est comme changer de point de vue. Il arrive qu’on regarde un jardin qui ne présente pas d’ordre apparent sous un certain angle, mais dans lequel une régularité géométrique se dessine sous une autre perspective.
— J’ai peur, dit Alfonso en les regardant ironiquement, que la conversation ne soit trop scientifique pour moi à cette heure de la journée – il se leva et s’approcha du petit bar. Quelqu’un prendrait quelque chose ?
Personne ne répondit. Il haussa les épaules et s’occupa de se servir un whisky. Puis il alla s’appuyer contre le buffet et leva son verre dans la direction de Julia.
— Pas bête, l’histoire du jardin, dit-il en portant le verre à ses lèvres.
Muñoz, qui semblait ne pas l’avoir entendu, regardait maintenant Lola Belmonte. Dans l’immobilité du joueur d’échecs, très semblable à celle d’un chasseur à l’affût, seuls ses yeux semblaient animés par cette expression que Julia connaissait bien maintenant, pénétrante et méditative ; seul signe qui, sous l’indifférence apparente de cet homme, trahissait un esprit alerte, intéressé par ce qui se passait dans le monde extérieur. Il était maintenant sur le point de jouer, se dit Julia, satisfaite, persuadée de se trouver en de bonnes mains. Elle but une gorgée de café froid pour dissimuler le sourire complice qui affleurait sur ses lèvres.
— J’imagine, dit lentement Muñoz en s’adressant à la nièce, que c’est aussi un coup dur pour vous.
— Naturellement – Lola Belmonte regarda son oncle avec des yeux remplis de reproches. Ce tableau vaut une fortune.
— Je ne parlais pas seulement de l’aspect économique de l’affaire. Je crois savoir que vous jouiez cette partie… Vous pratiquez les échecs ?
— Un peu.
Le mari leva son verre.
— En fait, elle joue très bien. Je n’ai jamais gagné une seule fois contre elle – il réfléchit à ce qu’il venait de dire, fit un clin d’œil et avala une bonne gorgée de whisky. Ce qui ne veut pas dire grand-chose cependant.
Lola Belmonte regardait Muñoz, soupçonneuse. Elle avait l’air, pensa Julia, d’une grenouille de bénitier rapace, avec cette robe trop longue, ces mains fines et osseuses, comme des serres d’oiseau de proie, ce regard perçant sous son nez busqué, accentué par un menton agressif. Julia remarqua que les tendons du dos de ses mains saillaient, comme raidis par trop d’énergie contenue. Une mégère difficile à apprivoiser, se dit-elle, acariâtre et arrogante. Il n’était pas difficile de l’imaginer prenant plaisir à médire des autres, projetant sur eux ses complexes et ses frustrations. Personnalité étiolée, opprimée par la vie. Échec au roi comme attitude critique face à toute autorité qui ne serait pas elle-même, cruauté et calcul, règlements de comptes… Avec son oncle, avec son mari… Peut-être avec le monde entier. Et le tableau, obsession d’un esprit malade, intolérant. Ces mains fines et nerveuses avaient suffisamment de force pour tuer d’un coup sur la nuque, pour étrangler avec un foulard de soie… Elle n’eut pas de mal à se l’imaginer avec des lunettes de soleil et un imperméable. Mais elle ne parvenait pas à établir un lien quelconque entre elle et Max. Toute hypothèse de ce genre ne pouvait qu’appartenir au domaine de l’absurde.
— Il n’est pas fréquent, disait alors Muñoz, de rencontrer des femmes qui jouent aux échecs.
— Je joue pourtant – Lola Belmonte était en alerte, sur la défensive. Vous y trouvez quelque chose à redire ?
— Au contraire. J’en suis très heureux… Sur un échiquier, on peut faire des choses qui seraient impossibles en pratique, je veux dire dans la vie réelle… Vous ne croyez pas ?
Elle fit un geste ambigu, comme si elle ne s’était jamais posé la question.
— Peut-être. Pour moi, les échecs ont toujours été un jeu comme un autre. Un passe-temps.
— Pour lequel vous êtes douée, je crois. Mais je répète, il est plutôt rare qu’une femme joue bien aux échecs…
— Une femme peut faire n’importe quoi. Si on ne nous le permet pas, c’est une autre affaire.
Muñoz avait un petit sourire complice au coin de la bouche.
— Vous aimez jouer avec les noirs ? En règle générale, ils doivent se limiter à un jeu défensif ; l’initiative va aux blancs.
— Une bêtise. Je ne vois pas pourquoi les noirs devraient attendre les coups. Comme la femme au foyer – elle lança un regard dédaigneux à son mari. Tout le monde croit que c’est le mari qui porte les culottes.
— Et ce n’est pas le cas ? demanda Muñoz, son demi-sourire figé sur les lèvres… Par exemple, dans la partie du tableau. La position initiale semble avantageuse pour les blancs. Le roi noir est menacé. Et au début, la dame noire est inutile.
— Dans cette partie, le roi noir ne sert à rien ; c’est la dame qui prend l’initiative. La dame et les pions. Une partie qui se gagne avec la dame et les pions.
Muñoz glissa la main dans sa poche et en sortit un papier.
— Avez-vous joué cette variante ?
Manifestement déconcertée, Lola Belmonte regarda son interlocuteur, puis le papier qu’il lui glissait dans la main. Muñoz regarda autour de lui, d’un air apparemment détaché, jusqu’à ce que ses yeux rencontrent ceux de Julia. Bien joué, disait le regard de la jeune femme, mais l’expression du joueur d’échecs resta indéchiffrable.
— Je crois que oui, dit Lola Belmonte au bout d’un moment. Les blancs jouent pion contre pion, ou dame avec roi, pour préparer la mise en échec au tour suivant… – Elle regarda Muñoz d’un air satisfait. Ici, les blancs ont choisi de jouer la dame, ce qui me paraît correct.
Muñoz acquiesça d’un signe de tête.
— Je suis d’accord. Mais je m’intéresse plus au prochain mouvement des noirs. Que feriez-vous ?
Lola Belmonte ferma les yeux à demi, soupçonneuse. Elle semblait chercher en tout des intentions secrètes. Puis elle rendit le papier à Muñoz.
— Il y a longtemps que je ne joue plus cette partie, mais je me souviens qu’il y a au moins quatre variantes : la tour noire prend le cavalier, ce qui assure une ennuyeuse victoire aux blancs avec les pions et la dame… Une autre possibilité, je crois, serait de jouer le cavalier contre le pion. Mais on peut jouer aussi la dame noire pour prendre la tour, ou le fou pour prendre le pion… Les possibilités sont infinies – elle regarda Julia, puis Muñoz. Très franchement, je ne vois pas le rapport entre ceci…
— Comment faites-vous, demanda Muñoz, impassible, comme s’il n’avait pas entendu l’objection, pour gagner avec les noirs ?… J’aimerais savoir, en tant que joueur, à quel moment vous prenez l’avantage.
Lola Belmonte se rengorgea.
— Quand vous voudrez, nous jouerons ensemble. Vous aurez la réponse.
— J’en serais ravi et je vous prends au mot. Mais il y a une variante que vous n’avez pas mentionnée, peut-être parce que vous l’avez oubliée. Une variante qui fait intervenir un échange de dames – il fît un geste rapide de la main, comme s’il balayait un échiquier imaginaire. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Bien sûr. Quand la dame noire prend le pion en d5, l’échange de dames est décisif – les lèvres de Lola Belmonte ébauchèrent une cruelle grimace de triomphe. Et les noirs gagnent – ses yeux d’oiseau de proie regardèrent avec mépris son mari avant de se poser sur Julia… – Dommage que vous ne jouiez pas aux échecs, mademoiselle.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Julia dès qu’ils se retrouvèrent dans la rue.
Muñoz pencha légèrement la tête de côté. Il marchait à sa droite, au bord du trottoir, les lèvres serrées, et son regard s’arrêtait, absent, sur les visages des passants qu’ils croisaient. La jeune femme vit qu’il hésitait à répondre.
— Techniquement, fit enfin le joueur d’échecs, comme à regret, il est possible que ce soit elle. Elle connaît toutes les possibilités de la partie. Et puis, elle joue bien. Je dirais même qu’elle joue très bien.
— Vous ne semblez pas très convaincu…
— C’est qu’il y a des détails qui ne cadrent pas.
Mais elle correspond assez bien à l’idée que nous nous faisons de lui. Elle connaît sur le bout des doigts la partie du tableau. Elle a la force nécessaire pour tuer un homme, ou une femme, et il y a chez elle quelque chose de trouble qui vous met mal à l’aise – elle fronça les sourcils, cherchant le mot qui compléterait sa description. Elle donne l’impression d’une personne mauvaise. En plus, elle a pour moi une antipathie que je ne parviens pas à comprendre… Pourtant, si nous nous fions à ce qu’elle dit, je suis ce que devrait être une femme à ses yeux : indépendante, sans attaches familiales, relativement sûre d’elle-même… Moderne, comme dirait don Manuel.
— Elle vous déteste peut-être précisément pour cette raison. Parce qu’elle aurait voulu être ainsi et qu’elle n’a pas pu… Je n’ai pas une très bonne mémoire pour ces contes que vous aimez tant, vous et César, mais je crois me souvenir que la sorcière finit par haïr le miroir.
Malgré les circonstances, Julia éclata de rire.
— C’est possible… Je n’y aurais jamais pensé.
— Eh bien, vous savez maintenant – Muñoz esquissait lui aussi un sourire. Faites attention à ne pas manger de pommes dans les jours qui viennent.
— J’ai mes princes charmants. Vous et César. Le fou et le cavalier, c’est bien ça ?
Muñoz ne souriait plus.
— Ce n’est pas un jeu, Julia, dit-il au bout d’un moment. Ne l’oubliez pas.
— Je ne l’oublie pas.
Elle le prit par le bras et sentit que Muñoz se contractait imperceptiblement. Il semblait mal à l’aise, mais elle ne le lâcha pas. Elle commençait à apprécier cet homme étrange, maladroit et taciturne. Sherlock Muñoz et Julia Watson, pensa-t-elle en riant intérieurement, remplie d’un optimisme exagéré qui ne disparut que lorsqu’elle se souvint tout à coup de Menchu.
— À quoi pensez-vous ? demanda le joueur d’échecs.
— Toujours à la nièce.
— Moi aussi.
— Le fait est qu’elle correspond point par point à ce que nous cherchons… Même si vous n’avez pas l’air tout à fait convaincu.
— Je n’ai pas dit qu’elle n’était pas la femme à l’imperméable. Seulement que je ne reconnais pas en elle le joueur mystérieux…
— Mais il y a des choses qui concordent. Vous ne trouvez pas étrange qu’une femme aussi intéressée, quelques heures après le vol d’un tableau qui vaut une fortune, oublie tout d’un coup son indignation pour se mettre à parler tranquillement d’échecs ?… – Julia lâcha le bras de Muñoz et le regarda dans les yeux. Ou bien c’est une hypocrite, ou bien les échecs signifient pour elle beaucoup plus qu’il ne semble à première vue. Dans les deux cas, son attitude est suspecte. Elle pourrait parfaitement jouer un rôle. Depuis que Montegrifo a téléphoné, elle a eu amplement le temps, sachant que la police irait chez elle, de préparer ce que vous appelez une ligne de défense.
Muñoz hocha la tête.
— C’est possible, en effet. Après tout, elle joue aux échecs. Et un joueur d’échecs a plus d’un tour dans son sac. Particulièrement quand il s’agit de se tirer d’une situation embarrassante…
Il fit quelques pas sans rien dire en regardant le bout de ses chaussures. Puis il leva les yeux et secoua la tête.
— Non, je ne crois pas que ce soit elle, reprit-il enfin. J’ai toujours pensé que, lorsque nous nous trouverions face à face avec l’adversaire, je sentirais quelque chose de particulier. Et je n’ai rien senti.
— Vous ne pensez pas que vous idéalisez peut-être un peu trop l’ennemi ? demanda Julia après un moment d’hésitation… Est-ce que, déçu par la réalité, vous ne refuseriez pas d’accepter les faits ?
Muñoz s’arrêta et observa la jeune femme, impénétrable. Ses yeux mi-clos étaient maintenant dépourvus d’expression.
— J’y ai pensé, murmura-t-il en la regardant avec ce regard indéchiffrable. Et je n’écarte pas cette possibilité.
Il y avait autre chose, devina Julia, malgré le laconisme du joueur d’échecs. Son silence, la manière dont il inclinait la tête de côté, dont il la regardait sans la voir, perdu dans des pensées hermétiques qu’il était seul à connaître, tout cela donnait à la jeune femme la certitude qu’autre chose qui n’avait rien à voir avec Lola Belmonte lui trottait dans la tête.
— Il y a quelque chose d’autre ? demanda-t-elle, incapable de contenir sa curiosité. Vous avez découvert là-bas quelque chose que je ne sais pas ?
Muñoz éluda la question.
Ils passèrent par le magasin de César pour raconter leur visite à l’antiquaire qui les attendait, inquiet. Il se précipita vers eux dès que tinta la clochette de la porte.
— Ils ont arrêté Max, dit-il. Ce matin, à l’aéroport. La police m’a téléphoné il y a une demi-heure… Il est au commissariat du Prado, Julia. Et il veut te voir.
— Pourquoi moi ?
César haussa les épaules. Il s’y connaissait peut-être en potiches chinoises ou en peintures du XIXe, semblait-il dire. Mais la psychologie des proxénètes et des délinquants en général ne figurait pas pour l’instant au nombre de ses spécialités. Il y avait des limites à tout.
— Et le tableau ? demanda Muñoz. Savez-vous s’il a été retrouvé ?
— J’en doute beaucoup – les yeux bleus de l’antiquaire trahissaient sa préoccupation. Je crois que le problème est justement là.
L’inspecteur principal Feijoo n’avait pas l’air très content de voir Julia. Il la reçut dans son bureau, sous un portrait du roi et un calendrier de la Sûreté nationale, sans l’inviter à s’asseoir. Manifestement d’humeur massacrante, il ne s’embarrassa pas de circonlocutions.
— Ceci n’est pas très régulier, dit-il d’une voix brusque. Car il s’agit de l’auteur présumé de deux homicides… Mais il exige de parler avec vous avant de faire une déclaration en règle. Et son avocat – il parut sur le point de cracher ce qu’il pensait des avocats – est d’accord.
— Comment l’avez-vous retrouvé ?
— Ça n’a pas été difficile. Hier soir, nous avons diffusé partout son signalement, notamment aux frontières et aux aéroports. Il s’est fait prendre au contrôle de Barajas, ce matin, alors qu’il s’apprêtait à prendre un avion pour Lisbonne, avec un faux passeport. Il n’a pas opposé de résistance.
— Il vous a dit où se trouvait le tableau ?
— Il n’a absolument rien dit – Feijoo leva un doigt potelé à l’ongle court. Pardon, si, il a dit qu’il était innocent. Une phrase que nous connaissons bien ici ; elle fait partie des formalités. Mais quand je l’ai mis en face des témoignages du chauffeur de taxi et du concierge, il s’est effondré. Il a aussitôt demandé un avocat… C’est à ce moment-là qu’il a exigé de vous voir.
Ils sortirent de son bureau et prirent un couloir jusqu’à une porte devant laquelle un agent était de faction.
— Je reste ici, au cas où vous auriez besoin de moi. Il insiste pour vous voir seule.
On referma la porte à double tour derrière elle. Max était assis sur l’une des deux chaises qui se trouvaient de part et d’autre d’une table de bois, au centre de la pièce sans fenêtre, vide de tout autre mobilier, aux murs matelassés et sales. Il était habillé d’un pull-over froissé et d’une chemise à col ouvert. Sa queue de cheval était défaite et ses cheveux pendaient en désordre ; quelques mèches lui retombaient sur les oreilles et les yeux. Il avait posé ses mains menottées sur la table.
— Bonjour, Max.
Il leva les yeux et lança un long regard à Julia. Il avait de profondes poches sous les yeux et semblait inquiet, fatigué. Comme après un long effort stérile.
— Enfin un visage ami –, dit-il avec une ironie lasse, et il l’invita du geste à s’asseoir sur l’autre chaise.
Julia lui offrit une cigarette qu’il alluma avec avidité, approchant son visage du briquet qu’elle tenait dans sa main.
— Pourquoi veux-tu me voir, Max ?
Il la regarda un moment avant de répondre. Sa respiration était haletante. Non, il ne ressemblait plus à un jeune loup, mais plutôt à un lapin acculé dans son terrier qui entend s’approcher le furet. Julia se demanda si les policiers l’avaient passé à tabac, mais il ne présentait aucune marque. On ne tabasse plus les gens, se dit-elle. Plus maintenant.
— Je voulais te dire…, répondit Max.
— Me dire quoi ?
Max ne parla pas tout de suite. Il fumait avec ses mains menottées, tenant la cigarette devant son visage.
— Elle était morte, Julia, dit-il à voix basse. Ce n’est pas moi qui l’ai tuée. Quand je suis arrivé chez toi, elle était déjà morte.
— Comment es-tu entré ? C’est elle qui t’a ouvert ?
— Je t’ai dit qu’elle était morte… La deuxième fois.
— La deuxième ? Il y a eu une première fois ?
Les coudes sur la table, Max laissa tomber la cendre de sa cigarette et posa son menton mal rasé sur ses deux pouces.
— Attends, murmura-t-il avec une lassitude infinie. Il faut que je te raconte depuis le début… – Il porta à nouveau la cigarette à ses lèvres, fermant les yeux entre deux bouffées de fumée. Tu sais comme Menchu a mal pris l’histoire de Montegrifo. Elle se promenait comme un fauve, elle criait des insultes, elle hurlait des menaces. « Il m’a volée ! Salaud ! » J’ai essayé de la calmer et nous avons parlé de l’affaire. C’est moi qui ai eu l’idée.
— Quelle idée ?
— J’ai des relations. Des gens qui peuvent passer n’importe quoi aux frontières. Alors j’ai dit à Menchu de voler le Van Huys. Au début, elle était folle de rage, elle m’insultait, elle ne parlait que de votre amitié et tout le saint-frusquin ; jusqu’à ce qu’elle comprenne que le vol ne te causerait aucun préjudice. Tu avais une assurance. Et pour le bénéfice que tu aurais pu tirer du tableau… Eh bien, on verrait plus tard comment te dédommager.
— J’ai toujours su que tu étais un parfait fils de pute, Max.
— Oui, c’est possible. Mais ça n’a rien à voir… L’important, c’est que Menchu a accepté mon plan. Elle devait te convaincre de l’emmener chez toi. Soûle, camée, tu sais le reste… Je ne pensais pas qu’elle aurait aussi bien fait les choses… Le lendemain matin, quand tu sortirais, je devais téléphoner pour voir si tout se déroulait comme prévu. C’est ce que j’ai fait et je suis allé chez toi. Nous avons emballé le tableau pour le camoufler un peu, j’ai pris les clés que m’a données Menchu… Je devais garer sa voiture juste en bas de chez toi et remonter pour prendre le Van Huys. Selon notre plan, je devais ensuite m’en aller avec le tableau et Menchu resterait pour allumer l’incendie.
— Quel incendie ?
— L’incendie de ton atelier. – Max se mit à rire, mais le cœur n’y était pas. C’était au programme. Je regrette.
— Tu regrettes ? – Julia donna un coup sur la table, stupéfaite et indignée. Je rêve ! Il dit qu’il regrette… ! – Elle regarda les murs, puis Max. Vous deviez être complètement fous tous les deux pour imaginer un plan pareil.
— Nous étions parfaitement sains d’esprits et tout devait marcher comme sur des roulettes. Menchu inventerait un accident quelconque, un mégot mal éteint. Avec tous les solvants et la peinture que tu as chez toi… Nous avions prévu qu’elle resterait chez toi jusqu’à la dernière minute avant de sortir, à moitié asphyxiée, hystérique, pour appeler au secours. Même si les pompiers faisaient vite, la moitié de l’immeuble aurait brûlé – il fit un geste d’excuse, mais d’un air canaille, comme s’il regrettait que les choses ne se soient pas déroulées comme prévu. Et personne au monde n’aurait pu nier que le Van Huys avait brûlé avec le reste. Tu imagines la suite… Je vendais le tableau au Portugal, à un collectionneur privé avec qui nous étions déjà en rapport… Le jour où tu m’as vu au Rastro, Menchu et moi venions de rencontrer l’intermédiaire… Pour l’incendie de ton atelier, Menchu aurait été responsable ; mais comme il s’agissait de ton amie et d’un accident, les conséquences n’auraient pas été trop graves. Une querelle entre les propriétaires, peut-être. C’est tout. Mais surtout, ce qui lui plaisait le plus dans cette histoire, c’était la gueule qu’allait faire Paco Montegrifo.
Julia secouait la tête, incrédule.
— Menchu était incapable de faire ça.
— Menchu était capable de tout, comme tout le monde.
— Tu es un porc, Max.
— À ce stade, ce que je suis n’a plus tellement d’importance. – Max fit une mine de chien battu. – Ce qui importe vraiment, c’est qu’il m’a fallu une demi-heure pour revenir avec la voiture et la garer dans ta rue. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de brouillard et que je ne trouvais pas de place. J’ai regardé plusieurs fois ma montre. J’avais peur que tu ne reviennes… Il devait être midi et quart quand je suis remonté. Cette fois, je n’ai pas sonné. J’ai ouvert directement la porte, avec les clés. Menchu était dans le vestibule, allongée sur le dos, les yeux ouverts. Au début, j’ai cru qu’elle s’était évanouie d’énervement ; mais quand je me suis penché, j’ai vu un hématome sur sa gorge. Elle était morte, Julia. Morte et encore chaude. Alors, je suis devenu fou de peur. J’ai compris que, si j’appelais la police, il allait falloir donner des tas d’explications… J’ai donc lancé les clés par terre, j’ai fermé la porte et j’ai descendu l’escalier à toute vitesse. J’étais incapable de réfléchir. J’ai passé la nuit dans une pension, terrorisé, sans pouvoir fermer l’œil. Et puis, le matin, à l’aéroport… Tu connais le reste.
— Le tableau était encore chez moi quand tu as vu Menchu par terre ?
— Oui. C’est la seule chose que j’aie vue, à part elle… Sur le sofa, enveloppé dans du papier journal collé avec du scotch, exactement comme je l’avais laissé – il sourit avec amertume. Mais je n’avais plus le courage de l’emporter avec moi. J’ai pensé que j’avais suffisamment de problèmes comme ça.
— Mais tu me dis que Menchu était dans le vestibule. On l’a retrouvée dans la chambre à coucher… Tu as vu le foulard autour de son cou ?
— Il n’y avait pas de foulard. Elle n’avait rien autour du cou, son cou tout cassé. On l’avait tuée en la frappant à la gorge.
— Et la bouteille ?
Max la regarda, irrité.
— Ne commence pas toi aussi avec cette foutue bouteille… Les policiers n’arrêtent pas de me demander pourquoi j’ai enfoncé une bouteille dans le con de Menchu. Je te jure que je ne sais pas de quoi ils parlent – il porta la cigarette à ses lèvres et aspira la fumée avec force, inquiet, tout en lançant à Julia un regard soupçonneux. Menchu était morte, c’est tout. Elle avait reçu un coup, point final. Je ne l’ai pas bougée. Je ne suis pas resté plus d’une minute chez toi… Quelqu’un d’autre a dû le faire plus tard.
— Plus tard, mais quand ? D’après toi, l’assassin était déjà parti.
Max plissa le front, essayant de se souvenir.
— Je ne sais pas – il paraissait sincère. Il est peut-être revenu plus tard, après mon départ – il pâlit alors, comme s’il comprenait tout à coup quelque chose. Ou peut-être… – Julia vit que ses mains menottées tremblaient –, il était peut-être encore là, caché, en train de t’attendre.
Ils avaient décidé de se répartir le travail. Pendant que Julia écoutait le récit de Max dont elle fit part ensuite à l’inspecteur principal qui l’entendit sans prendre la peine de dissimuler son scepticisme, César et Muñoz passèrent le reste de la journée à interroger les voisins. Puis ils se retrouvèrent tous dans un vieux café de la rue du Prado, en fin d’après-midi. L’histoire de Max fut retournée dans tous les sens au cours d’une longue discussion autour de la table de marbre couverte de tasses vides et de cendriers pleins. Ils se penchaient les uns vers les autres, parlant à voix basse dans la fumée de tabac et les conversations des tables voisines, comme trois conspirateurs.
— Je crois Max, conclut César. Ce qu’il raconte est logique. L’histoire du vol du tableau est tout à fait dans son genre, naturellement. Mais je ne peux pas croire qu’il ait fait le reste… La bouteille de gin, c’est quand même trop, mes chers amis. Même pour un type comme lui. D’autre part, nous savons maintenant que la femme à l’imperméable se promenait également par là. Lola Belmonte, Némésis ou qui vous voudrez.
— Pourquoi pas Béatrice d’Ostenbourg ? lança Julia.
L’antiquaire la regarda d’un air sévère.
— Ce genre de plaisanterie me semble absolument hors de propos. – Nerveux, il s’agita sur sa chaise, regarda Muñoz, toujours sans expression, et fit un geste comme pour conjurer des fantômes, mais il n’était pas d’humeur à plaisanter. – La femme qui rôdait près de chez toi était une femme en chair et en os… Du moins, je l’espère.
Il venait d’interroger discrètement le concierge de l’immeuble voisin qui le connaissait de vue. César avait appris de lui une ou deux choses utiles. Par exemple, le concierge avait vu, entre midi et midi et demi, juste quand il fermait la porte de son immeuble, un jeune homme de haute taille, avec une queue de cheval, qui sortait de chez Julia et remontait la rue en direction d’une voiture garée le long du trottoir. Peu après, – et ici la voix de l’antiquaire se couvrit, comme s’il allait raconter un ragot croustillant sur la bonne société madrilène –, peut-être un quart d’heure plus tard, quand il rentrait la poubelle, le concierge avait croisé une femme blonde avec des lunettes de soleil et un imperméable… César avait baissé la voix après avoir jeté autour de lui un regard circulaire lourd d’appréhension, comme si cette femme pouvait être assise à l’une des tables voisines. Le concierge, d’après ce qu’il avait dit, ne l’avait pas bien vue parce qu’elle s’éloignait elle aussi en remontant la rue, dans la même direction que l’autre… Il ne pouvait pas non plus affirmer avec certitude que cette femme sortait de chez Julia. Il s’était simplement retourné, sa poubelle à la main, et elle était là, devant le porche. Non, il n’en avait pas parlé aux inspecteurs qui l’avaient interrogé dans la matinée, parce qu’on ne lui avait rien demandé de semblable. Il n’y aurait d’ailleurs jamais pensé, avait avoué le concierge en se grattant la tempe, si don César ne lui avait pas posé la question. Non, il n’avait pas remarqué non plus si elle portait un grand paquet à la main. Il avait simplement vu une femme blonde qui s’éloignait devant lui. Rien d’autre.
— La rue, dit Muñoz, est pavée de femmes blondes.
En imperméable et avec des lunettes de soleil ? intervint Julia. C’était peut-être Lola Belmonte. À cette heure, j’étais chez don Manuel. Et ni elle ni son mari n’étaient là-bas.
— Non, l’interrompit Muñoz. À midi, vous étiez déjà avec moi, au club d’échecs. Nous nous sommes promenés pendant une heure et nous sommes arrivés chez vous vers une heure – il regarda César dont les yeux lui firent un signal de connivence qui n’échappa pas à Julia… Si l’assassin vous attendait, il a dû modifier ses plans quand il a vu que vous n’arriviez pas. Il a pris le tableau et il est parti. C’est peut-être ce qui vous a sauvé la vie.
— Pourquoi a-t-il tué Menchu ?
— Il ne s’attendait peut-être pas à la trouver là, ce qui l’a obligé à éliminer un témoin gênant. Le coup qu’il avait en tête n’était peut-être pas de prendre la dame avec la tour… Il est parfaitement possible que tout n’ait été qu’une brillante improvisation.
César haussa un sourcil, scandalisé.
— Parler d’improvisation brillante me paraît un peu excessif dans les circonstances, mon cher.
— Appelez ça comme vous voudrez. En tout cas, il change de tactique en marche, il adopte sur-le-champ une variante adaptée à la situation et il dépose à côté du cadavre la carte où il a noté le mouvement… – le joueur d’échecs resta songeur. J’ai eu le temps d’y jeter un coup d’œil. Le message est tapé à la machine, sur l’Olivetti de Julia, d’après Feijoo. Pas d’empreintes digitales. La personne qui a fait ça a agi avec beaucoup de sang-froid, vite et bien. Comme un mécanisme d’horlogerie.
Un instant, la jeune femme se souvint de Muñoz quelques heures plus tôt, tandis qu’ils attendaient l’arrivée de la police, à genoux tous les deux à côté du cadavre de Menchu, sans rien toucher, muets. Il examinait la carte de visite de l’assassin avec le même calme que s’il se trouvait devant un échiquier du club Capablanca.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi Menchu a ouvert la porte…
— Elle a cru que c’était Max, lança César.
— Non, répondit Muñoz. Il avait une clé, celle que nous avons retrouvée par terre en arrivant. Elle savait que ce n’était pas Max.
César soupira et se mit à jouer avec la topaze qu’il portait au doigt.
— Je ne m’étonne pas que la police se cramponne à Max tant qu’elle peut, dit-il, démoralisé. Il n’y a plus de suspects. Si ça continue, il n’y aura bientôt plus de victimes… Et si monsieur Muñoz persiste à vouloir appliquer à tout prix ses systèmes déductifs, nous allons nous trouver… Vous imaginez ? Vous, très cher ami, entouré de cadavres comme au dernier acte de Hamlet, contraint de tirer l’inéluctable conclusion : « Je suis l’unique survivant, donc, en bonne logique, après avoir écarté toutes les pistes impossibles, c’est-à-dire les morts, je dois être moi l’assassin… » Et vous vous livrez à la police.
— Ce n’est pas aussi clair, dit Muñoz.
César le regarda d’un œil réprobateur.
— Que vous soyez l’assassin ?… Pardonnez-moi, cher ami, mais cette conversation commence à ressembler dangereusement à un dialogue de fous. Loin de moi l’idée…
— Je ne parlais pas de cela – le joueur d’échecs regardait ses mains, posées à côté de sa tasse vide. Je me référais à ce que vous avez dit il y a un moment : qu’il ne reste plus de suspects.
— Ne me dites pas, murmura Julia, incrédule, que vous avez encore une petite idée quelque part.
Muñoz leva les yeux et regarda tranquillement la jeune femme. Puis il fît claquer doucement sa langue et pencha légèrement la tête sur le côté.
— C’est pourtant une possibilité.
Julia protesta, réclama une explication, mais ni elle ni César ne parvinrent à tirer un mot de lui. L’air absent, le joueur d’échecs regardait la table, entre ses mains, comme s’il devinait dans les veines du marbre de mystérieux mouvements de pièces imaginaires. De temps en temps apparaissait sur ses lèvres, comme une ombre fugace, ce vague sourire derrière lequel il se protégeait quand il voulait qu’on le laisse seul.